Jusqu’à quel point l’esprit humain peut-il justifier des meurtres ? Dans sa trilogie shakespearienne Kings of War, Ivo van Hove reprend la question qui traverse les siècles, scrutant dans l’intimité, au sens propre comme au figuré, les figures d’Henri V, Henri VI et Richard III – trois souverains qui nous semblent lointains mais sont issus de la même dynastie que celle de la reine Élizabeth II, notre reine. Un thème d’actualité, un spectacle d’un rythme enlevant. À voir dans le cadre du Festival Trans Amériques, encore aujourd’hui (du 24 au 27 mai 2018).
Gouverner est un étrange métier – comment s’y former et y exceller, demandait Shakespeare. Qu’est-ce que gouverner aujourd’hui, questionne à son tour le Belge Ivo van Hove, un des metteurs en scènes les plus appréciés et politisés d’Europe. Dans cespectacle couru depuis sa création (Vienne – 2015) Ivo Van Hove nous entraine dans l’intimité des jeux de pouvoir. C’est pour cela que tout au long du spectacle, le public suivra sur un immense écran haute définition, placé au milieu de la scène, le moindre détail des réactions des personnages.
Nous sommes au théâtre, avec des moyens monumentaux qu’habituellement le cinéma est le seul à mettre à profit. La compagnie Toneelgroep Amsterdam voyage avec plusieurs tonnes d’équipement et une équipe de quarante artistes et artisans – elle fait dans la production éminemment imposante. À l’opposé de Tragédies romaines (FTA-2010) où une immense construction de trois étages, que le public pouvait arpenter, occupait toute la scène ; le décor est ici caché à nos yeux. Car c’est la courroie de transmission entre le siège même du pouvoir, avec ses interrogations, ses affres et ses guerrières conséquences qu’Ivo van Hove veut montrer. On devine un dédale de coulisses dans lesquels les comédiens sont filmés par un vidéaste, camera à l’épaule ou à la main – Ivo Van Hove est doué pour croiser cinéma et théâtre. Le procédé offre au spectateur une perception autre que celle qu’il a habituellement au théâtre : comme au cinéma HD, le regardeur accède au plus infime détail d’un visage, à l’intimité d’un soupir, sans perdre l’action scénique se déroule sur la scène, multipliant les points de vue simultanés. L’utilisation de la vidéo est loin d’être un fade rappel, son utilisation accentue la collision des ellipses du spectacle et participe à la construction d’un voyage initiatique vers le pouvoir captivant et irrésistible. Et cela fonctionne : le public s’absorbe dans la contemplation des affres royales, une armée ou un troupeau de moutons pourraient être cachés dans les coulisses que la vie dans la tour d’ivoire du pouvoir n’en serait pas vraiment plus perturbée…
Mention spéciale aux touches impressionnistes qui influencent le spectacle et qui se bousculent dans un montage baroque. Des bribes de messages radiophoniques, quiévoquentles messages diffuséspar les alliéspendant la deuxième guerremondiale, tout comme le décor inspiré de la célèbre war room de Churchill.La scénographie et les costumes font un clin d’œil aux années 1960 et peut-être aux interrogations du jeune Kennedy lors de l’attaque de la Baie des Cochons, à Cuba ? Un orchestre de chambre de quatre cuivres accompagne la première partie du spectacle pour céder sa place à un ingénieur du son qui manipule la console à la façon d’un dj, face au public. Comme un refrain ou un leitmotiv culpabilisant, la voix parfaite du contreténor Steve Dugardin hante la représentation, à coup d’hymnes désincarnés de la renaissance. Le texte est livré en néerlandais, avec sous-titres français et anglais. La chose, même si elle est bien pensée, reste exigeante pour le spectateur non néerlandophone (!) mais elle lui permet d’apprécier les comédiens de la compagnie dans toute leur valeur – puisque qu’en dépit de la langue dans laquelle le texte est rendu, le public en perçoit chacune des nuances. Tous les comédiens et toutes les comédiennes de la distribution endossent au fil des époques traversées différents rôles et elles et ils sont d’une intensité impressionnante. À coup de moments touchants, de moments comiques et de moments grotesques, ils singent le pouvoir. Et d’un coup, quand on ne l’attendait plus, Vladimir Poutine et Donald Trump apparaissent. Craquant.
Kings of war, d’Ivo Van Hove. Un spectacle net et précis. Un montage et un rythme rigoureux et terriblement efficace. Quatre heures et demi qui passent à une vitesse folle. Shakespeare l’aurait apprécié, j’en suis certaine. À voir encore aujourd’hui, le 27 mai dans le cadre du FTA.
Crédits
Un spectacle du Toneelgroep Amsterdam
Texte William Shakespeare
Mise en scène Ivo van Hove
Interprétation: Hélène Devos + Jip van den Dool + Fred Goessens + Janni Goslinga + Aus Greidanus jr. + Marieke Heebink + Robert de Hoog + Hans Kesting + Ramsey Nasr + Chris Nietvelt + Harm Duco Schut + Bart Slegers + Eelco Smits + Leon Voorberg Traduction Rob Klinkenberg
Adaptation et dramaturgie Peter Van Kraaij
Adaptation Bart Van den Eynde
Scénographie et lumières Jan Versweyveld
Composition musicale Eric Sleichim
Contreténor Steve Dugardin
Musiciens BL!NDMAN [brass]: Konstantin Koev + Charlotte van Passen + Daniel QuilesCascant + Daniel Ruibal Ortigueira
Costumes An D’Huys
Vidéo Tal Yarden